Si par hasard

il y avait

Françoise Roy
Karla Sandomingo

(Traduction des textes de Karla de l'espagnol: F. Roy)

Poème 1

Françoise : Tomber dans le vide

Parfois, à demi-effacée, et à l’encontre de ce que tu laissais envisager, tu consens à t’ouvrir. Ton for intérieur recèle une entaille pleine de choses obscures et pesantes. Une entaille remplie de vers, forme dilatoire de ce cartilage de l’âme qu’est la poésie.

Tu as beau être plein masque, le caméléon reste incomplet. Je te vois observer le soleil à la loupe, décrire à coups de fleurs le monde animal, le monde végétal, le monde minéral. Tes paroles résonnent comme de petits grelots. Un tréma te coupe au beau milieu de toi, coup de machette délimitant le tout que tu es en deux moitiés égales : la noire et la blanche, la murmurante et la muette, l’ombrageuse et l’astre à son zénith.

Moi, oui, j’ai bien vu le précipice que tu as rangé dans ton estomac, et que tu lâches, un pas devant, comme une tirelire qui par la fente cracherait ses monnaies. Ta main est posée sur mon épaule. Nous sommes doucement assises au bord du vide, toi avec ton panier de minuscules petites forêts sous le bras et les membres que tu as tranchés bien cachés sous tes jupons, moi l’écume à la bouche, la corde raide de ce à quoi je rêve lorsque le seigneur de la nuit m’a baissé les paupières.

Une poussée, et je deviens oiseau.

Karla : Cécité

Réponse à “Tomber dans le vide”

Elle est cachée. Mais elle laisse entrevoir quiconque approche un peu de son oreille à l’entaille. Et elle laisse tout entrevoir. Cette dense obscurité dépeint la légéreté musicale. Elle parle sur le ton de qui ne veut rien dire mais chante.

Le masque est gris, mais vert aussi. Il n’y a pas de masque. Il n’y a qu’elle qui le regarde et se le met sur le visage. Elle l’invente. La nuit lui dicte le tambourinage de chacune des lettres dans le ventricule gauche. Elle se cache dans un nuage de fumée, mais seulement par moments. Elle est là, mais en morceaux. Il n’y en a pas deux, ni blanc ni noir. C’est plutôt une myriade de fragments de chaque chose qui se laisse voir par caprice et sans se nommer. La lumière est un fil se déroulant dans chaque pièce jouée par la magie de ses doigts.

Non, je ne vois pas de précipice ; mais je m’y précipite pourtant à l’aveuglette. Et je vois sa main sur ton épaule. Je vous vois toutes deux assises au bord. Je me tiens derrière. Vos têtes sont à la hauteur de l’air. Je ramasse les paniers pleins de forêts sans que personne ne s’en rende compte, je les enveloppe dans le brouillard de ta bouche. J’avance sur la corde sans autre risque que celui d’y aller toute seule.

Toi, prend ton envol, oiseau tout en ailes. Moi je reste ici, dans le nid sans réponses.

Françoise : Réponse à “Cécité”

Puisque nous parlons de cécité et d’occultation, d’abscission de la lumière comme disent les astronomes, tu fais bien d’invoquer les masques. Et si derrière, au lieu de la noirceur, c’était la lumière qui filait le masque au visage? Et pourquoi le ventricule gauche? Celui du sang en haillons, fuligineux, brunâtre, fauve : peut-être que là (je fais fi du professeur de rhétorique qui me dit que ça fait trop d’adjectifs pour un seul sang), peut-être que là elle y trouvera la lumière.

Mais l’alchimie s’effectue de nigredo a blanquedo, et le fait d’avoir vu les choses que le vers cachète à la cire est justement ce qui installe le fil de lumière dans la veine que les cardiologues connaissent du dedans : Alors elle, elle a dans les vaisseaux sanguins une ficelle lumineuse, une moelle allant du coeur aux capillaires.

En ce qui concerne le précipice, comme nous sommes belles assises au bord du gouffre, comme toi tu l’étais au bord de la clarté du premier poème, comme nous sommes belles avec nos paniers de forêts, de grottes, de chats, de miroirs, d’amibes, de gazon, de pouls, et tout ce qu’elle y met comme s’il s’agissait d’enchères pour des gens tombés en grade ! Tu nous vois vraiment là, en train de regarder la tombée du jour comme des petites filles aux bonnes moeurs, le tablier propre, les souliers bien vernis, les lèvres cousues ? La bouche de la falaise te dit-elle vraiment : “Karla, saute”?

Poème 2

Françoise : Floriculture en serre

Tu es une sorte d’horticultrice daltonienne. Tu connais le secret des gousses, les ulcères duodénales, l’osculatrice ostentatoire de l’osmose qu’avec des vers tu oses faire. Ton but n’est pas de porter boussole mais de désorienter, de jeter ensemble l’occultation et l’épiphanie, la poix et la vapeur, le baptême et la sépulture, à un pas l’un de l’autre.

Pauvres objets que tu touches avec tes muscles cérébraux : les voilà en désordre à l’instant même ! Tu les appelles chéris et tu les découpes avec des lames à raser des barbes absentes.

Tu as le mot au bout du pied.

Et voici tes yeux bucoliques, le cyclamen double de tes globes de la vue qui mangent incognito les images pour ensuite les étendre sur le lit en papier, tirant vers elles la couverture de l’allitération, le chapelet des questions sans réponses. Le velours pustuleux qui répète une seule consonne, miroir cassé sous la mante oculaire.

Karla : Nord

Réponse à la réponse à “Floriculture en serre”


Si par hasard il y avait toute voix pour écouter, personne ne dirait : secret. La boussole désoriente si on la tient se trouvant au Nord. Mais si on tourne sur soi en la gardant sur la poitrine, l’orientation se fait clairvoyante.

Tantôt les objets sont pauvres, tantôt ils transcendent leurs limites. Le chaos les appelle à un ordre différent. Il les convoque depuis la grande plaine d’un pays étranger à la musique continue d’un fredonnement mélodieux et bien connu. Mais ce n’est pas cela, sa musique. Les cordes non vocales ressemblent à un abîme habité par l’écho.

Le mot au bout du pied, de l’ongle, de la langue qui se tait en balbutiant par crainte des paroles communes. Elle ne veut pas la communauté, mais la lumière. Et elle ne la trouve pas.

Voilà un manteau cièleux, sphère obscure et silencieuse comme le murmure des feuilles en chute libre que les mains ne sauraient émettre. Et si les questions sont décompte infini des signaux, alors qu’il m’en plaise de me taire. Les réponses n’appartiennent qu’à ceux qui les connaissent. Et moi, je n’ai pas ce profil qui nomme un odorat informe capable de tracer de nouvelles frontières.

Françoise : Réponse à “Nord”

Ah, les contrées bien-aimées de l’égarement ! C’est là que les cartes géographiques ont été tracées, qu’elles se sont détachées du sol comme tes oiseaux de prédilection. Les lieux s’effacent, les points cardinaux s’échangent comme des girouettes instantanées, les rivières prennent un visage de montagne et vice-versa. Les pas en marche arrière vont par devant et le chemin parcouru revient tout seul sur ses pas.

Moi j’étais déjà experte en matière de boussoles. J’avais écrit : « Et sous la lentille polie de son boîtier, tu entends battre le cœur du temps ». J’avais dit : « L’aiguille est le bras vivant d’un corps mort » . Et maintenant, te voilà qui me parle de boussoles pour clairvoyants ! Quel genre de magnétisme peuvent-elles bien suivre ? Quelle cible invisible peut bien les attirer ?

Ouvre les portes de l’anima, Karla, ouvre-les de bord en bord pour que les battants y lèchent le mur. Par l’ouverture de la porte, tu as trouvé le manteau “cièleux”, sphère obscure et silencieuse, les pays où de nouvelles frontières apparaissent, guidées par un chien limier éveillé par des odeurs poétiques, son poumon à elle (celui du poème de Laura) posé sur l’estrade comme un animal légèrement moribond, et la gorge dont j’aime tant parler.

La parole voyage du bout des orteils au bout de la langue. Dans son chemin d’ascension, elle passe forcément par le continent rouge du coeur, le poumon sur scène, la trachée artère à laquelle je fais souvent allusion.

Les feuilles de la fin du poème, en tombant, deviennent mi-oiseau mi-enclume.


Poème 3

Françoise : Géométrie

Tu aimes la ligne bissectrice, la ligne agonique, la ligne agate, et d’un trait à la ligne, tu nous lâches la ligne de marée haute pour nous mettre en garde contre la noyade. Tu nous fournis ensuite, mue par une miséricordieuse tendresse, la ligne de flottaison, et la ligne de tir au cas où nous n’aurions pas remarqué tes méthodes de divination et d’égorgement malgré ta peau si douce.

La ligne de changement de date, tu la déplaces manuellement. Rien dans les mains, rien dans les poches, et voilà que de ton chapeau sort une lèvre de loup et une fleur étrange, inconnue jusqu’alors, une longue lobelia de Lourdes (ou de n’importe quel autre endroit miraculeux).

Besace pleine de mères de tout genre sur le dos, sac d’hommes rapetissés dans tes poches, tous les êtres tournants s’agrandissent sous la lentille de ta loupe.


Quelle césure de ta partie la plus frêle se mettrait à couper les vers ?

Comment peux-tu aimer sans révéler qui tu aimes ?

Comment fais-tu pour changer la scène de bord afin d’y mettre, au lieu d’une estrade, une prairie ?


Te voilà pleine de falaises pour des phénix en exercice de vol (une falaise où accrocher des nuages en hauteur en guise d’ex-enclumes, une falaise pour des mots ayant reçu un coup sur la tête et qui maintenant sont amnésiques).

Karla : Vitrine

Réponse à “Géométrie”

On nous met en garde contre le divertissement de la ligne qui ne doit pas être droite, bien qu’elle proclame qu’il doive en être ainsi. D’accord pour la flottaison, d’accord pour la miséricorde. D’accord aussi pour le feu si la cloche survit à la chaleur. J’ai abouti avec le cou détaché et absent. Je te laisse le reste, qui lui aussi a sa valeur.

La ligne lance un loup. Lave de lèvres qui lèchent des libellules. Sa main est assez grande pour tout contenir, le chapeau est assez grand pour tout contenir. Mais c’est une coupe qui ne peut être maniée par personne d’autre qu’elle (ce n’est pas une sentence). Une solitude, pourtant. La fleur que personne ne verra jamais, le long sentier d’endroits qu’elle habite par elle-même. Personne ne l’accompagne en chemin.

L’incision, ce sont ses mains tremblantes qui la font.

Aimant disant qu’elle n’aime personne et qu’elle aime tout.

Et comment fait-elle pour monter le décor si au lieu d’une prairie, il s’agit d’un rocher escarpé ou d’une vitrine sans vitre ni éclairage ?

J’accompagne la perte de la mémoire. J’y reste, et je sais que les coups servent à annoncer un nouveau nom.

Françoise : Réponse à “Vitrine”

Je vais commencer par l’avant-dernière partie : L’incision, ce sont ses mains tremblantes qui la font. Une telle incision, nette, à suture bien droite, sa main qui sous le vent de la poésie devient tremble ne saurait pas la pratiquer. Il ne s’agit pas d’une incision de chirurgien, ni d’une coupure de lame de rasoir pour y raser les mots. C’est une coupure de poète. C’est là que se mettent à suppurer la flottaison, le cou détaché, le loup lancé par la ligne dans l’allitération de “l”, le chapeau qui cache son poing dans le tréfonds de l’anima mundi, la fleur impossible à voir, le chapelet d’endroits où elle a trouvé son sentier d’ermitage.

Une vitrine sans éclairage, voilà, une vitrine à la belle étoile : les mannequins impossibles devant l’ouragan qui mange (fait disparaître ?) le magasin tout entier.


Poème 4

Françoise : Labyrinthe de peau avec des oiseaux

Le visage est un labyrinthe. Tu le sais fragile et enchevêtré, porte jaunâtre d’une carte géographique désertée par les pays d’avant.

Quel délire de la poussière t’a fait voir des oiseaux avec un livret d’instructions pour les diviser ? Quelle marée d’une autre couleur que le bleu inonde la barque un jour de chute ? Je répète : ce sont des vers faits de nids et de racines.

Tumultueusement gorge, les sanglots surnagent, ils soulèvent la bouche d’égouts à l’envers, l’âme y coule comme un télescope liquide. Tu dégouttes doucement au bord de la lumière, la tour de l’autre côté de l’océan.

Karla : Réponse à “Labyrinthe de peau avec des oiseaux”

Si le visage est un labyrinthe, il doit être vert, de ces verts qui enchantent le regard. Je ne sais pas si je connais la fragilité ou la dureté qui va de pair, mais l’empêtrement pour atteindre la porte est un exil prématuré. C’est de connaître les cartes géographiques jaunies qui d’être si vieilles n’existent pas encore.

La poussière me rend folle. Et quand tu dis que je vois des oiseaux divisés, tu parles des deux soeurs qui se sont envolées loin de moi, le bec ouvert, et les yeux aussi. Déployant de grandes ailes, des ailes ouvertes, et elles, si sévères, si éloignées. Ces oiseaux qui n’étant plus mes soeurs sont partis avec un feuillet d’instructions pour les réunir. Si tu disais de l’eau, si tu disais une île ! Mais tu parles de chute diurne et j’ai le coeur serré ; il se teint de paille durant le naufrage.

Des nids dans le port, des nids oubliés. Des racines qui se détachent toutes flasques de la trachée artère qui elle, se tait, car ne servent à rien le néant, la pluie et les larmes.

Les égouts sont comme une prison. Ils retiennent les eaux vannes de ma bouche ; en cas inverse, ce n’est que l’ondée glissant sur le sol. Télescope, télescope, dis-moi, où sont les astres qui m’ont tourné le dos ? Dis-moi où se trouve le rivage où je dois dégoutter à même l’ombre qui est la mienne. Une ombre penchant vers l’autre côté, là où est plantée la tour, là où s’étend la mer véritable.

Françoise : Réponse à la réponse à “Labyrinthe de peau avec des oiseaux”

Oui, c’était justement cela dont tu parlais : une diaspora d’oiseaux ayant comme point focal un noeud minime au beau milieu de ton coeur que tu qualifies de serré.

Des nids dans le port, il n’y en a aucun : tout est ciel, sans branches où se poser. Comme un Christ occulte, le phénix —rossignol rapaillé frappé de fausse mort— se reforme en ramassant la cendre issue de plusieurs sépultures. Charognard il fleurit dans les marécages ; fragile il pousse sur la terre meuble.

Là où se trouve la tour, on te cherchera mélodieuse ; là où la mer véritable, on enlèvera l’interdiction qui pesait sur le vol à la nage.

Tu sillonnes, taille-mer en guise de bec, sillage en guise de quille.

Bienheureux naufrage : Dieu se traîne dans les fonds sous-marins, avec ses mains maladroites il provoque la dérive continentale.

Et si nocturne était la chute ? Et si l’empêtrement pour arriver jusqu’à la porte était l’exil vers une cartographie meilleure, aux points tournants bien définis, aux bouches d’égout bien scellées, aux astres oscillants au bout de leurs fils de marionnette ?

Regarde là-haut : voilà tes astres fugitifs.

Regarde sur la carte : c’est là que se trouve ton littoral perdu, ton orée boiteuse.

Les eaux vannes se convertissent en eaux douces si comme le Verseau, tu déverses des lacs dans l’océan. Regarde-les dans la mire de ton télescope : les voilà, dépourvues de sel, limpides, et tout à toi.


Poème 5

Françoise : Le signe des Poissons

C’est bien connu : les poissons du zodiaque nagent à l’envers, mais attachés par la ceinture d’Orion, leur charnière d’écailles que l’eau dégaine. Ils nagent dans la pluie de ta plèvre, un vers le Sud, l’autre vers le Nord, un vers le haut, l’autre vers le bas, un vers les nuages, l’autre vers la brume, gauche à droite. Tu cours les réconcilier, faire l’éloge de l’unisonnance, dire “regarde le point médian, la direction, l’oeil focal.”

Tu respires en absorbant le son de cette mer. Tu entends le tintement des coupes de cristal. Dans chaque oeil te fleurit un cyclamen. Tu trouves aux poissons une ressemblance avec les oiseaux (dans leurs nageoires dorsales, dans leur manteau de mercure lorsqu’ils nagent très haut parmi les cumulo-nimbus). La lumière gracile en se tortillant en est un mime lorsqu’ils se trouvent dans leurs éléments respectifs.

Ah, les larmes sont de petites fleurs de la grande mer.

Karla : Réponse à “Signe des Poissons”


Si seulement je courais dans le monde des poissons. Si seulement je réconciliais nageoires et écailles. Tout souhaite être muni de peau alors qu’il n’y a que de l’eau aux alentours, et l’eau voudrait bien des nageoires alors qu’il n’existe que des rochers. Le centre de la mer se trouve réparti dans toute la mer. Saline est la sortie.

Le rythme de la marée, c’est le poumon. Tu t’approches encore plus de lui, ici, dans ces lignes que tu viens d’écrire. Tu t’approches et le danger rapproche le bruissement de la mer lorsqu’y déferlent les vagues. Les vagues s’en vont et ne reviennent jamais. Je connais la mer, mon pays déserté. Je suis comme la vague qui ne revient jamais. Quand les poissons refusent d’acquérir des branchies, celles-ci deviennent des plumes. Et quand ils sautent hors de l’eau, c’est qu’ils réclament un brin d’arbre, l’air qu’on leur a refusé.

Les larmes sont des fleurs amères, amères à la mer gaspillées. Voilà pourquoi dans chaque oeil est déversé ce banc de sel qui nage à l’unisson.

Françoise : Réponse à la réponse à “Signe des Poissons”

Saline sortie te propose le monde des poissons. Systole et diastole de la houle dans cette figure de proue qui te sert d’océan.

Va parler à tes deux poissons nageant en direction opposée (je dis qu’il nagent en direction opposée parce qu’ils rêvent d’avoir des poumons, un épiderme, des plumes, ils rêvent de sentir le vent au visage). Ils n’ont pas de voix, mais ils peuvent entendre. Tend-leur un miroir : c’est là qu’ils verront le mercure de leurs écailles. Mais il faut quand même les dissuader de changer de peau. Il ne faut pas attirer comme le fait un aimant leur nostalgie d’eau ferme (raconte-leur la peau balafrée sous le couteau de l’air, la branche qui devient un bras sec dans la vaste étendue de la couleur bleue).

Des être aquatiques qui souhaitent la fin comme origine, et qui trouveront des ordalies au lieu des prémices !

Si les larmes sont des fleurs amères à la mer gaspillées, jetées à même le sel, peut-être sont-elles une entaille sur la surface du point d’eau où le Christ se met à courir, touchant à peine la surface, comme un papillon qui bat des ailes sur l’entonnoir d’une corolle. Tirant sur le mauve suave, la terre prodigue coule à flot sur le sucre hépatique.


Poème 6

Françoise : Férocité aquatique

Le guerrier fend les eaux avec son épée comme une grande libellule qui amerrit et ne peut reprendre son vol semblable à un vol nuptial. De là ces éclaboussures violettes qui retombent avec une lancinante élégance sur la surface ductile de la mare.

Tu as un félin dans la gorge : il sait nager, c’est une créature amphibienne. Comment appellerait-on la capacité d’habiter en même temps l’eau et le feu, comme est amphibien celui qui sait vivre sur la terre ferme et la terre non-ferme ? Personne n’y a encore apposé d’adjectif. Si on te connaissait, naîtrait alors le besoin de ce nouveau vocable. Le félin, appelons-le donc un tigre. Ses moustaches te servent de cordes vocales. Il garde des embryons de felix pardo dans la voix, la voix écrite des vers. Il traverse comme un oiseau tombant à pic les anneaux en flammes que tu lui tends.

La colère fait bouger les aiguilles de ton horloge, secoue ta clepsydre, bouleverse ton calendrier de nombres à plat ventre, met tout à l’envers comme les poissons du dernier poème, accélère le tic-tac des oiseaux qui frappent les murs invisibles constellant les contrées de l’air.

Les larmes sont aussi salées que la mer, une mer morte où flotterait ton âme comme un nénuphar frais fleuri avec une bouche à plusieurs lèvres de velours blanc.

Karla : Réponse à “Férocité aquatique”

Je ne voulais pas parler de guerriers. Je voulais proclamer la vie de ces êtres qui, je suppose, habitent au coeur même du violet. Mais le guerrier brandit son épée juste au moment où des yeux approchent pour y donner une réponse. La lumière du tranchant ne peut illuminer deux fois. Les flaques d’eau ne peuvent sécher deux fois. La complainte ne peut y rester deux fois. Deux fois l’oeil dans l’eau, deux fois la vie dans l’épée. Et le bleu langoureux, divisé par la frontière horizontale.

Mais je ne savais pas qu’il y avait un félin caché, occulte là où toi tu l’avais déjà aperçu. Il a dû te regarder depuis la griffe de tes doigts. Amphibienne que tu es au clair pelage aqueux. Je voudrais nommer le marécage où la chambre devient repaire.

J’aime mieux le tigre que la tigresse. Sinon, j’aurais les seins tombants et j’enfilerais des gants délicats. Les voix l’atteignent, mêlées à la musique du dehors, et le silence lui vient du rugissement. Les vers s’annoncent éteints. Et soudain, soit que le danger de la voix s’apaise, soit qu’il se lève. Le feu se compose de feu et d’eau, c’est bien vrai. Les ailes sont faites d’écailles et de plumes.

Colère dans le boîtier opaque étendu à plat ventre. Comme le tigre ultime couché à plat ventre, tout cela s’annonce très humble même s’il s’agit d’un leurre. Je ne sais que faire du tic-tac des oiseaux qui en frappant me rendent muette à nouveau. Et voilà que se met à trépider quelque chose qui semblait être un mur.

La mer est aussi vaste que le sel flottant dans la densité de la fleur qui elle, suspendue, effeuille ses derniers pétales dans tes mains ouvertes.

Françoise : Réponse à la réponse à “Férocité aquatique”

Et si violette était la guerre que tu dois livrer, non pas rouge de sang d’hémodialyse, mais violacée comme une flaque d’eau au milieu d’une clairière sous la clarté en biais du crépuscule ? Les griffes du tigre seraient des éponges. Le tranchant dont nous parlons ne serait que la courbure de l’horizon.

Ton miroir de fulguration a tout multiplié par deux : deux fois cri, deux fois oeil (c’est ainsi que le regard se parachève), deux fois félin (lynx ou lion, qui plus est : deux fois gants de pelage où la griffe est rétractile, deux fois feu avec une touche d’eau à l’intérieur). Mais une seule fois rugissement, car à peine sorti de la poitrine rauque du fauve, le silence lui met sur la bouche sa main de pelage.

Que le tic-tac d’une horloge à plume n’ait pas pour effet de t’assourdir. Ta voix la recouvre d’un manteau de sons. Et en guise d’alliance, elle met à son doigt un cerceau en flammes.

Quelque-chose qui semblait servir de mur à l’intérieur du mur d’eau se met à trémuler. Une frontière verticale t’empêche de passer (celle qui était horizontale au début du poème, et que tes hurlements ont érigé comme une digue).

L’âme ne se trouve pas à l’intérieur de nous. L’âme s’épanouit extra-muros.


Huit signes

Françoise : Osmose inverse

Cet arbre —cette arme, cette fleur au creux d’une aube de gorge qui se lève sur l’horizon des choses muettes— n’a pas de racines, ni en terre ni en air. Par osmose inverse, je te prédis le point de départ, le cercueil où je devais naître comme une orchidée erronée sur un vaste drap de neige.

Tu parles des signes où je viens d’entrer. Oui, tu as raison : « l’oeil gauche est celui de la vision et de la réponse ». Regarde ce que j’en ai fait, avant que ne le lèchent les « langues taciturnes » : je l’ai fermé, j’ai rangé ma parenté somnanbule (les membres de ma famille ont échoué dans le dur étui de mon pasé ; je suis allée les relâcher dans un bateau qui ressemble à l’arche, sur le long fleuve de mon terroir, ce roi des eaux dans le lointain pays que tu mentionnes).

Tu l’entends, cette langue à oreille mal ajustée ? Tu entends la voix qui me brame sous la peau ?

Ce n’est pas vrai, je ne m’arrête pas : le fait que je reste sans bouger n’est qu’illusion d’optique, comme les planètes rétrogrades qui semblent revenir sur les pas de leur orbite dans l’espace sidéral. Si on dirait que je gravite de reculons, c’est que je reste immobile dans le courant rapide qui lui me lévite.

La mère dissoute

Quand je dis « la mère dissoute », je parle de l’art de se taire.

Le silence de l’océan (je dis « océan » au lieu de « mer » parce que le mot « mer » rime avec « taire ») m’a redonné le regard. Ne pas voir est parfois un truc de prestidigitateur ; et se taire, cri prisonnier dans le trou de la serrure.

Mes pieds et ma bouche se sont rapprochés, la langue est devenue chemin.

Ah la mère dissoute ! : il n’y a que toi pour la voir sous forme de bouts des doigts, filant une toile de peau. Tu me la sors du poing fermé, de la ligne imaginaire qui divise le visage en deux moitiés (tracée droite au beau milieu des sourcils), comme si les yeux étaient des phares intermittents à mi-champs de lumière, marine ou fluviale. Une clarté quelconque pour éclairer l’autre côté d’où je m’observe en seuil, flottant au milieu de tes signes.


Au sujet du quatrième signe

Qu’y a-t-il de l’autre côté à part ce qui n’existe pas ? Rien sauf la voix qui sort de l’oeil, le très fin « do », « fa », « sol » qu’émet le regard comme un arbre est fait pour secréter de la sève.

L’orée s’estompe à l’aube. Elle se retrace d’elle-même à la brunante, lorsque personne, atteint de cécité nocturne, n’est en mesure de lui voir le profil. Et si ce n’était de la nuit, tout ça reviendrait au même : les lampes n’ont pas encore été inventées, l’huile ne brûle pas non plus sous la mèche.

L’oeil n’a pas de bouche pour avaler tout ce que tes vers répandent en forme de signes qui me concernent. Il laisse tout à l’extérieur.


La première gorge

La première gorge est un puits quiet (j’utilise le mot « quiet » ; d’après ce qu’on dit, j’ai des tournures médiévales). Puits où un moi-même convulsé de désir jette des monnaies en or.

Les étoiles reviennent de leur trou de lumière. Le cri épouse le son, sachant qu’il ne parcourt, avec sa traîne, que des terres inhabitées.

L’orée n’a pas de maître, c’est vrai, comme il est vrai aussi que je prononce Nord et Sud pour un fleuve d’une seule rive. Le cri ne traverse pas la muselière.

Que voyons-nous en rêve, dis-moi, qu’est-ce qui est extrait de la forme pour le tamiser dans les calices de la brume?

Tout ce qui vit au milieu manque de voix.


Toile de fond de naissance

Peut-être y avait-il vraiment, derrière la toile de fond de ma naissance, une femme absente. Peut-être a-t-elle réellement donné naissance à un rejeton femelle (moi) qui en venant au monde a perdu ses deux têtes.

Elle ne dormait pas en face de moi, dans son triste lit d’accouchée : elle avait plutôt disparue, envolée en fumée, comme un danseur disparaît dans l’espace, et un poète dans la musique de ses vers.

Les nuits qui m’ont vue naître étaient au nombre de deux. Elles logeaient des soleils éteints comme des chandelles refroidies à défaut de mèche et de graisse nouvelle. Aucune n’avait de chemin praticable.

La glabelle, le troisième oeil (et quelle demi-rime!), le quatrième mot non entendu après le « je t’aime beaucoup ». Son visage enrobe ma mémoire défaillante. Toute mon amnésie, j’en ai héritée comme d’un fruit : elle pend sur la branche morte de l’arbre généalogique que nous avons partagé, elle et moi, durant un minime instant d’accouchement.

Était-ce un escarpement du haut duquel se jeter, ou bien une plaine où paître, ce paysage d’arrivée ?

Mon sang a coulé comme du jus depuis la coupe vide de son giron, et son nom m’est encore inconnu. Je ne me souviens pas du dos qu’elle m’a tourné.

Sept et huit

Le septième et le huitième se ressemblent tellement sous la lumière de l’aube qu’ils se confondent en un seul navire sillonnant comme un cygne les rivages que nous louvoyons avec les mains.

Les joues ne pèsent pas grand chose, et tu dis quand même « tes pommettes pesantes ». L’étoffe est faite de tissu grossier, et tu parles quand même de « la toile très mince » où transparaissent mes doigts, tenant une plume de vol.

Oui, je pardonne à maman ses distances. Il se trouve que j’ai été blessée d’amnésie : j’ai oublié sa mort et ses adieux.

Tout simplement huit

Je ne me rappelle pas ce que disait le signe numéro huit. Mais j’ai dit, concernant le numéro sept, qu’il était le jumeau du nombre suivant. Les vagues lèchent à bâbord et à tribord la coque d’un navire qui depuis le haut-lac regarde les rivages lacustres. Nos mains enivrées de lagune les dessinent comme sur une carte géographique.

Lorsque viendra la marée de vive-eau, elle couvrira les souvenirs encore exposés au clair de lune.

Je range dans mes poches les mètres qui nous ont séparées. Sa mort a su les rassembler en un seul chemin, avant le vol centrifuge de l’âme.


Sur les voitures tirées par des chevaux

Le dernier signe est toujours le plus confus. Est-ce vraiment une voiture bleue qui déchire d’un coup de lame le rideau de brouillard ? Ou bien est-ce une voiture de mendiant tirée par deux lévriers galeux ? Suis-je vraiment assise à gauche, à droite, ou bien les points cardinaux changent-ils de place selon l’angle de l’oeil qui regarde ?

Tu mentionnes un village où vivait un balayeur de rue. Ce village, perdu dans la neige, avait bel et bien un balayeur de rue. Mais à l’heure none où j’ai décroché le soleil à vingt-huit degrés précédant le solstice (on était en décembre, il faisait froid : la terre enneigée allait relâcher l’aube comme une colombe fébrile dans le poing entrebâillé de la nuit), il hivernait : il ne balayait pas la rue mais les rêves, avec son balai intérieur.

Je te donne raison pour l’image de la voiture couleur ciel.

Je suis née à 4:35 du matin. Le givre est monté par le mât de ma gorge, occupée à pousser le premier cri. J’ai écarté avec mes mains les deux pans du rideau de brouillard.

Mes doigts nouveau-nés sont devenus des lames de couteau.