Le dimanche matin les Lithuaniens vont à l'église

et les cafés sont fermés. Ce bon mot hojarasca : les feuilles d'érable

qui toutes ensemble virevoltent au-dessus de nos têtes, crissant sous nos semelles.

Les femmes lithuaniennes – Antonio le sait bien – sont les plus belles femmes

au monde Mes filles – moi, je le sais bien – sont les plus belles

au monde Des hirondelles éclats dorés du coeur Et toi

qui les portent à Druskininkai en plein hiver en veillant sur elles

encore plus que tu ne veilles sur moi et sur ta propre vie Les hommes lithuaniens sont

des blocs de granit au Park Grutas un mélange de Zurbarán

et d'El Grecco Des voix nous arrivent de la caverne creuse

d'où coule la poésie. Pas surprenant que Grazina s'en aille en guerre

en tant qu'homme Lors de la bataille de Grunwald les Allemands pour la première

fois depuis Rome se sont faits battre à plate couture Un scald géant

fils de Fafnir pour la deuxième fois jouant des coudes pour arriver

devant moi au bar efface d'un trait mon existence

Il n'a pas été fouetté à temps Mais c'est bien vrai : aucun arbre

ne pousse ici Un chrétien le prêtre et poète nicaraguayen

a dit qu'on devrait être capable d'endurer l'humiliation et il s'est agenouillé

devant le pape pour lui baiser les pied Moi qui ne vais pas à l'église

mais qui plutôt s'assoit sur le banc d'un parc sous les érables qui s'effeuillent

à Druskininkai

en face de l'église où vont les Lithuaniens le dimanche matin

s'agenouiller pour y faire leurs prières.


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Discours intime

(conversation entre l’Humanisme et les Lumières)

–Les ballons lumineux de tes seins pourraient bien être

Deux soleils, deux causes,

Mais lorsque la nuit tombe les voilà qui se fanent

Et qui se dérobent irrémédiablement.

(C’est le peu qu’il nous reste des Lumières)

–N’es-tu pas las de tant ironiser ?

Regarde avec quelle dignité se recueillent

Eco, Derrida et Kristeva

Sur la tombe de Nietzsche, de Barthes et de Foucault.

– Eh bien voilà :

Les ballons de tes seins illuminent

La nuit même qui me ferme les yeux

Pour toujours

Et ils sont encore lumineux,

Même quand toi tu fermes les tiens,

Et tant qu'en décidera ainsi

Le lanternier nocturne.

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Là où habite la mémoire

Le papier n'est que de l'air galonné

Qui absorbe tous les mots tel un buvard −

Pas moins fragile ou moins fugace

Que l'ardoise ou que l’écran

Saturé de nerfs électroniques.

La bourrasque a ouvert la fenêtre d'un coup.

À qui appartient la main qui caressait

Doucement les cheveux de l’enfant endormi ?

Quelles branches agitées,

Quelle brume sur les lèvres de qui,

Quels signaux émis par l’herbe

Ont composé le cantique des cantiques ?

Derrière un mur fait de papier

en nerfs artificiels et d'ardoise

(Oserais-tu ?) habite la mémoire.

(As-tu déjà commencé à planifier ta fuite

et peut-être même ton retour ?) alors range tes

Oublis et pardonne-toi avec indulgence

Tes hésitations d’aujourd’hui.

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Tu as le droit de douter des choses auxquelles tu ne crois pas

Un nuage blanc passe fidèlement au-dessus des sapins suivant la voie ferrée.

L'identité est clouée au discours, affirme quelqu'un avec véhémence.

Nous sommes arrivés à Lappenranta, annonce une voix féminine,

une voix fiable qui mène le fil de nos pensées.

Ma petite fille. Le conducteur de la locomotive. Un fond bleu clair

inspire forcément de la confiance,

indépendamment du fait que l'ordinateur, en tant que substitut

temporaire des sorciers aux îles Salomon, puisse rassembler

la détresse du monde pour la répartir cinq mille fois

plus vite qu'avant, indépendamment du fait qu'en Afrique

la philosophie au sens qu'on lui donne en Europe

puisse même exister, et sans se demander si les philosophes noirs,

s'ils sont réellement noirs et s'ils existent vraiment,

traiteraient le phénomène de ce nuage blanc

ontologiquement ou bien épistémologiquement,

malgré ton cerceau exacerbé, mais confortablement installé

au creux d'un oreiller blanc pour y passer la nuit.

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