Le tournesol

à Laura Solórzano

Le tournesol habite en moi, innocente créature dont le visage de pétales suit à son insu un soleil obscur, tache gangrenée dans le ciel. Tous les soirs s’élève, parmi les routes stellaires, la lune noire sur le terrain en friche semé de mauvaises herbes où pousse la fleur solitaire, échevelée de saffran, avec ses prétentions de lumière. Lampisterie de mon âme n’ayant jamais remarqué ta ficelle qui étrangle, oh miroir magique disant des mensonges, noirceur marécageuse, oh bourreau, amant qui me jette aux yeux une poignée de terre. Main qui écrit: avec tes propres armes j’aurai à te trancher. Les astres de lumière invertie pourraient bien prendre tes cinq doigts ouverts pour un tournesol fané.

(Paru dans la revue Le Fram, No 18, printemps-été 2008)


Fleuret de censure

La mère dit: “Tais-toi”.

Magicienne des mots avortés avant même d’avoir des viscères, elle mesure sa taille et sait que la fillette devra avaler la corde des vocables, fil magique qui à partir de la lumière pénètre dans le foie du labyrinthe. Les paroles de l’enfant n’ont pas droit de gravité: aussitôt qu’elles sortent, ayant touché l’ourlet des lèvres, elles sont effacées par les mains de la mère, éponges d’orphelinat qui en dégouttant laissent tomber de l’acide sur l’ardoise du jour les unissant toutes les deux. Fleurit alors le silence, involution de la pensée, comme si depuis toujours l’enfant savait qu’elle était soumise à un polygraphe invisible. La mère pense que ce qui n’a pas été dit est ainsi délavé. Elle s’y connaît, certes, en digestion et en enzymes, mais elle ignore l’énigmatique laboratoire d’alchimie où l’on transmute le “oui” en “non”, oeuvre au noir du mutisme qui revient, quarante ans plus tard, converti en vers d’un poème intitulé “Fleuret de censure”.

Ah, clou de mercure et en même temps colombe ayant gardé durant des lustres le sel corrosif sur le revers des ailes.

(Paru dans la revue Le Fram, No 18, printemps-été 2008)


Le scorpion dans le sang

à Juan Antonio Toledo Manzur

J’ai dans les veines un scorpion. Aimant à vie nocturne filtrant la substance de l’ombre, menu navire à orbite excentrique sillonnant la mer de sang avec son pavillon en flamme, héraut de la noirceur creusant les formes, véritable mirage de navigateur à vif dans la pupille de la tempête. Lorsqu’il arrive à la pitahaya du coeur, il plie les huit pattes lui ayant servi de rames, range son aiguillon pour ensuite se condenser ; il se fait grain de moutarde, si petit que l’œil de la vigie le perd de vue et confond les coordonnées anatomiques du fémur et du cervelet. Et il entre alors dans la chambre des envers, dépouillé de ses anciens vêtements, la voilure triangulaire convertie en prisme, pour y tomber à pic dans le remous des choses invisibles. Ah, la lumière et le venin voguant dans les artères, liqueur de la dame-jeanne occulte que Dieu a rompu au commencement, dans le système circulatoire de toutes ses créatures.

Il ne sort plus des ventricules. Dans les palpitations il a trouvé son trône. Le perce-neige a germé dans la blanche prairie.

(Paru dans la revue Le Fram, No 18, printemps-été 2008)





17. Décès

Tu prétends que j’ai besoin d’un mort. Y a-t-il quelque chose de plus pénible dans la vie que d’avoir besoin d’un mort?

La terre glaise a recouvert sa bouche qui avait l’habitude de me sourire, elle a immobilisé ses mains qui avaient l’habitude de me toucher. Tu as vu combien pèse la pierre tombale? Et combien, le bloc de marbre blanc de plein corps qui l’empêche de se lever et de me dire qu’il m’aime encore? Par quel truc de magie blanche penses-tu le ressusciter? Comment veux-tu déposer intact son cadavre rapaillé sur un lit devenu voilier il y a longtemps, emporté par l’inévitable courant?

(Paru dans la revue Le Fram, No 18, printemps-été 2008)





Souvenir de la nuit de noces

I

Cette nuit de noces qui ne sont guère des noces —mais plutôt une veillée funéraire à cercueil queen size pour deux amants affolés— a eu lieu un soir de pleine de lune.

Puis nous a englouti la vague en vert de la marée haute, emportant avec elle notre cercueil à baldaquin muni d’une doublure en soie blanche. Avant qu’il ne disparaisse dans la bouche illuminée de la houle —bordée de lèvres écumeuses et coupantes— j’ai croisé ton regard : ce coup d’œil de nouveau-marié me faisant ses adieux au nord du sourire à trois ombres bleutées éclairant ton visage sous un coup de pinceau invisible, regard dont j’ignore toujours s’il trahissait un geste d’amour ou s’il appartenait d’office à la marée montante qui nous emportait pour nous faire sombrer dans le sombre courant.

Les restants, je les garderai dans mes branchies, ces poches qui respirent, semblables à deux cicatrices sur l’argent irisé du corps.

II

De façon saugrenue, la partance nous a jeté son voile, je le sais bien, c’est ce qui arrive aux bateaux à sang bleu. Ceux qui étaient restés sur la grève ont vu l’incendie éclater à bord, tout près de ma nageoire caudale, ce sur quoi ils ont déclaré : « N’allons surtout pas nous embarquer avec eux ».

Depuis que nous avons coulé, j’écris dans la flambée d’un feu violet. La pomme a fleuri à même ma paume comme un oléandre sous la caresse de l’air printanier. Que faire pour m’en prémunir ? Ne pas entendre ? Ne pas voir ? Je n’y peux rien, elle sera toujours de trop : nous sommes coéternels, elle et moi, cette pousse de serpent enroulée dans la flamme.

Tout est arrivé avant son temps.

(Poème paru dans la revue L’arbre à parole)

Le crâne

Le corps, peut-être, le produit comme l’huître produit le nacre, un étui de marbre cacheté, un casse-tête parfait d’os courbés qui se sont collés à l’endroit des anciennes sutures pour protéger la chair molle de l’encéphale, son obscure nomination (terre grise où poussent les idées depuis les graines enterrées par Dieu dans les têtes d’Adam et d’Ève, mais des graines de quoi, de mots, de lettres, d’images ?)

Boîte noire couverte d’une humble carapace de calcium dont la seule fonction est de servir de barrière. Le crâne est pour le casque d’une armure ce que le poumon est à la cote de maille. Il ne peut montrer le trésor scellé dans son impénétrable obscurité où virevoltent les pensées et peut-être (quel neurologue pourrait dire le contraire, nous ne savons pas encore où situer l’âme à même le corps !) les fleurs du tempérament, suivies de leurs impérissables dieux.


(Paru dans la revue Le Fram, No 18, printemps-été 2008)




Quel piètre hommage: que des mots !



I


Cross the line, though, and beasts of silence lie

in wait to maul me with razor-sharp claws.

J.M. Coetzee


Quelle ligne ont-ils traversée à leur insu, dans la nuit avant la tombée du jour, au coeur du noir le plus noir ? Noctambules bien malgré eux, de l’autre côté de la pierre, ont-ils entendu battre le coeur du Christ, celui de la Vierge, horlogerie détraquée au compas de vents déchaînés ?

Les âmes se déversent-elles d’un corps à un autre moins dense, virevoltant comme des papillons, ou bien vont-elles directement à leur flamme ? Et combien d’âmes pour survoler en même temps les eaux de ce bris, combien d’oreilles pour entendre ces voix clamer sous les roches ?

Voici la mâture de ces voiles en tissu noir renversées par des bourrasques inconnues.



II


Peut-être a-t-il fallu sertir ces cœurs sur un toit plus bleu, celui vers les yeux duquel Toussaint Louverture s’est tourné jadis.

Girons de coquelicots fanés.

Lattis des os défaits.

Un par un, les points de suture tracent leur étrange calligraphie, cousent le ciel si loin aux lèvres si proches.



III


Cette lévitation vers le dieu des voix éteintes, pourrait-elle suffire à abandonner derrière les corps de ceux qui avec leur gousses, à fleur de tendresse, ont touché la mort comme on touche — faufilure d’un filament cassé, obliquement étiré— le voisinage du Très-haut et du très-bas ?

Léviathan de roche, ses anneaux enroulés sur le pourtour de la nappe phréatique, bougera-t-il encore d’ici la fin du cauchemar, bête et fée à la fois.



IV

Qui leur ourdira des ossements capables de supporter la gravité de leur exil ?

Ils ne voulaient pourtant que le sel, pas la brûlure.

Les mains comme des instruments de creusage.

Le miroir de l’eau agité, la pupille effilochée.

V


No sé qué tienen las flores, llorona, las flores del camposanto, que cuando las mueve el viento, llorona, parece que están llorando.

Tápame con tu rebozo, llorona, porque me muero de frío.

Hay muertos que no hacen ruido, llorona, y es más grande su penar.




J’ignore ce qu’ont les fleurs, pleureuse, les fleurs du cimetière, car lorsque le vent les fait bouger, pleureuse, on dirait qu’elles se mettent à pleurer.


Couvre-moi avec ton châle, pleureuse, parce que je meurs de froid.

Il y a des morts qui ne font pas de bruit, pleureuse, et leur peine n’en est que plus grande.



VI


Jean-Aimé, fantôme cheminant au hasard des rues, est-il un martyre qui s’est trompé de croix ?

Gladys, sous les décombres, était-elle aussi heureuse que les anges, qui n’ont pas de corps, ne vieillissent pas et ne sont pas aimés charnellement ?

Dieudonné, sur son grabat, a-t-il vu la lumière, selon Newton, une matière impossible à peser, qui flotte froide et arrogante sur la matière solide ? (Nébuleuse égarée sur la terre que cet éclairage des plaies, la douceur des paumes se posant sur le puits des chagrins).

Et Marie-Immanente qui sourit pieds nus au soleil, l’espoir cousu dur au visage, [son] propre, moins qu’un souffle, à peine un mouvement de l’air, est-il certainement de ne pas toucher terre, de flotter éternelle, inestimable, trop volatile pour s’écraser jamais.


VII

Ah, le saphir taché de rouge.

L’orangerie prise d’assaut par la poussière.

Le nacre des ongles salis par la houille brunie du sol.

Des archanges ambidextres ne suffisent pas à la tâche. Au loin la mer et le manguier, d’azur et d’orangé sur le gris perlé de ces corps.

(Poème paru dans Pour Haïti, Éditions Desnel, Fort-de-France, Martinique, 2010).










La nuit, un baldaquin juste au-dessus de nous, semé de pâquerettes scintillant dans le noir, parsemé de rhizomes, là où rien ne pousse au ras du sol, mais bien plus haut, sur le trapèze où nous sommes montés, nous croyant cerfs-volants en route vers la facule du soleil, butinant au vortex d’une tempête cosmique.

Ah les espaces qui rapetissent sur la moelle du temps !

Et comme un gant sur une main qui aurait trop grandi —la si belle chute des corps gravée dans la mémoire—, il ne reste de ta présence qu’un point autour duquel je continuerai à tourner, encore bien longtemps.

(Paru dans la revue de poésie Exit Numéro 63, Montréal, Canada, 2011)



Le rouge échafaudage

Les os: l’échafaudage du blanc sur le rouge.

Les côtes: la cage arrondie presque au faîte de l’échafaudage.

Le cœur, cette corolle cramoisie: autre cage, barreaux écarlates à même le centre rubis, qui rougeoie de son mécanisme d’horloge exacte au rythme de nos chutes et remontées.

Serait-ce ces moments d’immortalité qui aussitôt périssent ceci qui se cache dans les froides régions de l’invisible?

Quand donc sommes-nous devenus dans le grenat du sang les beaux chasseurs devant l’abreuvoir céleste pour les oiseaux sans coeur ?

À quelle heure s’arrêtera, rougi par le temps, le tic-tac carmin de ta voix ?



(poème paru dans Et si le rouge n'existait pas/anthologie poétique, Éditions Le Temps des Cerises, Paris, 2010).